8

 

Sweeney errait dans son atelier, nerveuse. Elle examinait ses toiles, sans vraiment les voir. Quelle importance, d’ailleurs ? Elle était devenue incapable de porter un jugement sur son travail. Candra, toutefois, paraissait enthousiaste. Aussi Sweeney avait-elle décidé de lui apporter l’ensemble de sa nouvelle production.

Elle avait trouvé l’adresse de David et Jacob Stokes et leur avait envoyé le portrait de leur père, accompagné d’une lettre de condoléances. Elle avait passé la fin de la journée à travailler, appliquant de la couleur sur des toiles telle une automate, sans même réfléchir à ce qu’elle représentait.

Plus d’un événement perturbant était survenu dans sa vie en l’espace d’un an. La jeune femme avait le sentiment de les avoir affrontés avec sang-froid, du moins la plupart du temps. Et si elle n’avait pas trouvé d’explication logique à sa capacité soudaine à voir des fantômes, elle avait découvert que des milliers de personnes revendiquaient cette même faculté.

Sweeney avait consulté plusieurs ouvrages sur le paranormal, les visions et les rêves prémonitoires, sans qu’aucun d’eux apporte d’explication à la scène qu’elle avait peinte. Parce qu’elle ne se rappelait pas l’avoir exécutée, elle en avait déduit avoir agi dans un état de somnambulisme. Elle s’était procuré plusieurs livres sur le sujet, mais n’avait pas encore trouvé le temps de se pencher dessus sérieusement. Tout au plus avait-elle appris que les somnambules souffraient de stress.

Certes, avait-elle songé, cynique, voir des fantômes est éprouvant pour les nerfs. Surtout après un an de contacts avec l’autre monde.

Peindre la nuit, sans en être consciente, lui donnait des sueurs froides. À fortiori quand son tableau représentait la mort d’un homme et s’avérait prémonitoire. Elle s’accommodait mal de ce pouvoir.

Car il s’agissait bien d’un pouvoir surnaturel. Sweeney était devenue médium. Elle se demandait où se situaient les limites de ses dons étranges. Le fait d’influer sur les feux de la circulation, sur la croissance des plantes, voire même de communiquer avec des revenants, était finalement anodin comparé à son aptitude – éventuelle – à prévoir la mort des êtres qu’elle appréciait. À en juger par sa dernière peinture, son art, qui lui avait jusqu’alors donné le loisir de reproduire la beauté du monde, menaçait de la priver de ce plaisir.

Cette solitude, que Sweeney avait toujours souhaitée, lui pesait désormais, au point qu’elle aurait même préféré la compagnie d’un chat ou d’un chien à ce sentiment d’isolement. Mais elle n’avait personne vers qui se tourner.

À moins d’appeler Richard.

La tentation était presque irrésistible. L’homme d’affaires la prendrait dans ses bras comme il l’avait déjà fait. Sweeney dormirait, au chaud, en sécurité. Ses parents n’avaient jamais su la tranquilliser et elle s’était peu à peu résignée à ne compter que sur elle-même. Mais le giron de Richard était doux. Sweeney se souvenait fort bien de l’intensité de son érection. Et elle s’était sentie aimée. Ou du moins désirée.

Il n’en demeurait pas moins qu’elle ne pouvait envisager de l’appeler. Sweeney avait eu de bonnes raisons de le repousser – et ces raisons restaient valables. Elle avait bien sûr conscience d’avoir une morale rigide qui dénotait quelque peu en cette époque de permissivité. Mais vu le mal occasionné par les multiples infidélités de ses parents, il était miraculeux qu’elle ne fût pas entrée au couvent.

Richard la désirait – et elle avait tout autant envie de lui. Ce besoin irrépressible de lui appartenir était même si puissant que Sweeney doutait d’y résister longtemps encore. En vivant avec lui, elle n’aurait plus jamais froid ; il lui suffirait de se couler dans ses bras pour se réchauffer. Richard saurait la rassurer. De l’intérieur.

Du calme ! songea-t-elle. Si elle n’interrompait pas immédiatement le cours de ses pensées, elle allait bientôt bondir sur le téléphone avant même de savoir ce qu’elle faisait. Elle imaginait Richard allongé sur elle, lui suçant les seins, la pénétrant…

Oh, cela suffit ! se sermonna-t-elle. Tu te sers de Richard comme d’un dérivatif à tes problèmes. Pourtant, rêver de lui était bien plus plaisant que de se colleter avec sa clairvoyance et son somnambulisme créatif.

Sweeney s’avoua qu’elle s’était plus ou moins attendue à ce que l’homme d’affaires lui téléphone ou passe la voir ce jour-là. Son intuition lui soufflait que Richard était du genre persévérant. Il n’avait renoncé à elle que provisoirement. Il reviendra, se dit-elle. Elle n’en doutait plus. La question était juste de savoir quand.

L’heure du coucher approchait. La jeune femme avait mal dormi la nuit précédente : la visite de Richard l’avait perturbée, ainsi que sa rencontre avec le fantôme du vieux marchand, dans l’après-midi. Cependant, elle ne pouvait se résoudre à se mettre au lit, craignant d’avoir encore une crise de somnambulisme et de peindre un tableau terrifiant. Elle qui s’était toujours abandonnée au sommeil avec délice… Cette pensée l’irrita – et l’affola.

Sweeney avait rarement connu la peur dans sa vie. Au fil des années, elle avait pris l’habitude d’affronter les problèmes plutôt que de les fuir mais, en l’occurrence, cette attitude ne semblait plus convenir. Comment affronter quelque chose d’aussi nébuleux que la voyance ?

Le phénomène l’horrifiait. À bien y réfléchir, l’année qui venait de s’écouler avait marqué, pour elle, une progression dans l’irrationnel. Sweeney s’interdit de songer à ce qui risquait de suivre. La capacité de léviter ? Ou bien d’enflammer les objets à distance ?

Elle s’efforça d’en rire, mais son sens de l’humour lui fit défaut.

Elle trouva tout à coup ridicule d’arpenter son atelier pour reculer le moment d’aller se coucher. Il ne s’était rien passé d’anormal la nuit d’avant. Peut-être n’aurait-elle plus de telles prémonitions… du moins jusqu’à ce qu’une personne de sa connaissance se retrouve à l’article de la mort. Cette pensée, qui lui avait déjà traversé l’esprit, s’imposa de nouveau.

Voilà l’explication ! Il y avait des dizaines de décès chaque jour à New York, mais ces événements n’affectaient pas la jeune artiste car elle ne connaissait pas ces défunts. En revanche, elle avait beaucoup aimé le marchand de hot-dogs : il se pouvait que sa disparition ait agi sur son inconscient.

Pour la première fois, elle s’interrogea sur les circonstances de la mort du vieil homme. Son fantôme lui avait paru aussi vaillant que tous les revenants qui s’étaient manifestés à elle. Sur son tableau, toutefois, le vieillard avait une blessure à la tête. S’était-il fait renverser par une voiture ? Jusqu’à quel point sa toile reflétait-elle la réalité ?

Sweeney frissonna. Elle préférait ne pas connaître la réponse à cette dernière question.

La sensation de froid empira, et elle s’aperçut qu’elle était gelée. Elle avait également sommeil. Pourquoi rester éveillée et s’inquiéter de choses qu’elle ne maîtrisait pas ? Elle enfila son pyjama, se glissa dans son lit et brancha sa couverture électrique.

Juste avant de s’endormir, Sweeney songea qu’elle n’aurait pas eu besoin d’une couverture électrique si Richard avait dormi avec elle…

Peu après minuit, sa respiration s’accéléra. Elle repoussa les couvertures, marmonna des sons indistincts dans son sommeil. Après quelques minutes, elle s’apaisa. Sweeney ouvrit les yeux et s’assit dans son lit. Elle se leva, traversa l’appartement sans bruit, puis entra dans son atelier et posa une toile vierge sur un chevalet. Elle parut réfléchir quelques instants. Après quoi elle choisit un tube de peinture et se mit au travail.

Ce fut le froid qui la réveilla. Sweeney se pelotonna sous les draps, grelottante, et se demanda si la couverture électrique fonctionnait. Oui, la petite lumière ambrée était allumée. La couverture était chaude, mais Sweeney, elle, tremblait de froid.

Elle consulta son réveil. Presque 9 heures ! En général, elle se réveillait à l’aube. Elle se leva, monta le chauffage au maximum et courut dans la salle de bains prendre une douche brûlante. Les frissons s’espacèrent, ses muscles noués se détendirent. La jeune femme grelottait davantage depuis sa crise de somnambulisme. Elle se prépara du café et emporta sa tasse dans son atelier.

Il y avait une nouvelle toile sur le chevalet ! Sweeney fut prise de panique, craignant d’avoir représenté, une fois de plus, la mort d’un être cher. Richard, peut-être. Oh non ! Mon Dieu, faites que ce ne soit pas lui ! implora-t-elle.

Rassemblant tout son courage, elle se dirigea vers le tableau, placé devant les fenêtres, de façon à capter la lumière du jour. Elle contourna le chevalet et contempla ce qu’elle avait peint. Deux chaussures : un soulier d’homme et un escarpin à talon.

La jeune artiste se détendit, heureuse d’avoir évité le pire. Elle avait cru que Richard était mort – alors qu’elle n’avait aucune raison objective de tirer de telles conclusions. Sweeney s’aperçut tout à coup qu’elle claquait des dents.

Elle se rendit dans la cuisine afin de se préparer un petit déjeuner chaud. Elle se resservit du café, fit griller un toast. Sa sensation de froid empira. Elle fut secouée de frissons si violents qu’elle ne réussit même pas à mâcher sa tartine. Elle n’osa plus boire son café brûlant.

Les muscles de ses jambes étaient contractés. Elle attrapa une couverture, s’enveloppa dedans et s’assit sur un radiateur.

Une crampe la lança dans la cuisse gauche. Sweeney gémit, massa son muscle endolori. Une autre crampe cisailla alors son mollet droit. Haletante, elle se mit à pétrir les tissus tétanisés. Elle se força à étirer sa jambe et ne put retenir un cri de douleur. Des larmes coulèrent sur ses joues. Richard l’avait réchauffée, la dernière fois. Sweeney ne souhaita plus qu’une chose : qu’il fût là !

Elle rampa jusqu’au téléphone, toujours emmitouflée dans la couverture. Elle eut de la peine à soulever l’appareil sans fil et s’étonna de sa faiblesse. Pour la première fois, elle s’interrogea sur son état de santé.

Elle trouva le numéro professionnel de Richard dans l’annuaire.

— Que puis-je pour vous ? demanda une femme au bout du fil.

— Pourrais-je parler à Richard, s’il vous plaît ?

Peut-être aurait-elle dû dire « Mr Worth » et non l’appeler par son prénom.

— Votre nom ?

— Sweeney.

La voix du milliardaire résonna à son oreille deux secondes plus tard.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Sweeney ?

— Comment avez-vous deviné ? demanda-t-elle d’une voix frêle.

— Que quelque chose n’allait pas ? Pourquoi m’appelleriez-vous, autrement ?

Elle essaya de rire, mais n’y parvint pas.

— J’ai froid, avoua-t-elle. Oh, Richard j’ai l’impression que je vais mourir ! Je suis complètement gelée !

— J’arrive tout de suite, assura-t-il d’un ton posé. Ça va s’arranger.

Sweeney se raccrocha à cette idée pour se calmer. Richard n’aurait qu’à grimper dans sa Mercedes. Edward l’attendrait. Aïe ! Une nouvelle crampe venait de lui traverser la cuisse droite. Terrifiée, elle éclata en sanglots, avant d’essuyer hâtivement ses larmes avec un coin de la couverture. Elle ne tenait pas à ce que Richard la trouve en pleurs. Après quelques minutes, la contracture se dissipa.

Elle allait devoir ouvrir la porte à son visiteur. Elle tenta de se relever, et retomba par terre en gémissant : une crampe lui serrait le mollet comme un étau. Elle entreprit de nouveau de masser le muscle crispé… Une minute de sursis lui suffirait pour marcher jusqu’à l’entrée et tirer les verrous.

Au pire, elle ramperait et se traînerait sur les coudes, mais elle arriverait à la porte coûte que coûte.

Sweeney prit appui sur sa jambe gauche pour se mettre debout, guettant la crampe. Laquelle ne vint pas. Mais elle claquait des dents, se sentait vidée de son énergie. Pourquoi son métabolisme ne parvenait-il plus à produire de la chaleur ?

La jeune femme n’eut pas la force de rester debout plus de quelques secondes. Elle rampa dans le couloir puis s’écroula sur le flanc, le souffle court, épuisée. Elle parcourut, à plat ventre, les derniers mètres qui la séparaient de la porte. Là, elle se hissa sur les genoux et réussit à tirer les deux verrous. Après quoi, elle se roula en boule par terre et attendit l’arrivée de Richard.

Les couleurs du crime
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